Tu ne sais jamais vraiment à quoi t’attendre dans ces cas-là. Et ce n’est généralement pas bon signe. Tu te demandes même pourquoi tu as entrepris cette démarche totalement saugrenue.
Cependant, il lui fallait avoir le cœur un peu plus net, et l’esprit un peu plus apaisé. En ce qui le concernait, l’un ne pouvait plus fonctionner sans l’autre, c’était une certitude. Quand il s’est décidé à aller au bout de sa démarche, il savait qu’on le prendrait pour un fou. Ce « on » qui inclurait amis, famille, connaissances – et les « ex », cela va de soi. Alors il a choisi de n’évoquer la logique de sa démarche et sa nécessité absolue qu’à la seule personne en qui il avait totalement confiance, Emmanuelle, sa meilleure amie. En règle générale, il n’aimait pas classer ses amis proches dans des cases du type premier meilleur ami, second meilleur ami, première meilleure amie. Cela n’avait pas de sens. Chacune de ces personnes l’appréciait et il les appréciait tout autant pour plein de raisons diverses et variées. Mais Emmanuelle, d’une part en sa qualité de plus vieille amie de son cercle, et d’autre part en sa qualité de confidente naturelle, apparaissait comme un choix évident et sensé. Il savait qu’une fois qu’il lui aurait évoqué son projet, elle ne le jugerait pas. Elle ne le traiterait pas de fou, d’imbécile, de doux rêveur. A tout le moins elle tenterait d’avoir la conviction qu’il a les épaules assez solides, que c’est un projet qu’il veut mener à son terme et non pas une simple lubie qui lui passerait au fil du temps et des mois qui s’écouleraient – ce détail n’étant pas négligeable, vu qu’il faudrait certainement utiliser le mois comme ordre de grandeur, afin de définir l’intervalle qui séparerait cette première discussion et l’instant de vérité.
Connais-tu réellement tes amis ? Peux-tu totalement leur faire confiance ? Peux-tu entièrement faire confiance à l’Ami que tu juges le plus à même de faire la preuve de ses qualités de compréhension ? Leur comportement est-il aussi prédictif que tu l’espères ? Rien n’est moins sûr. Sinon, pourquoi aurais-tu rejoué cette scène dans ton esprit des centaines et encore des centaines de fois, cette scène qui se déroulait à chaque fois de manière différente ? Pourquoi rejouer cette scène ad nauseam, au point de t’empêcher de dormir, et quand tu trouvais le sommeil, ce n’était que pour mieux tomber dans des cauchemars plus terribles que ce que ta conscience en éveil pouvait jusqu’alors imaginer ? Pourquoi t’infliger ces multiples scénarios à en perdre l’appétit, à te regarder des heures et des heures dans la glace, en scrutant ces yeux vairons dont tu simulais chaque nuance, de la stupeur à l’approbation en passant par la résignation ?
Emmanuelle frappa à la porte. Lui avait la main posée sur la poignée depuis quelques secondes déjà. Il l’avait guettée depuis sa fenêtre et l’avait vue marcher depuis les escaliers de la station de métro jusqu’au bas de son immeuble, traversant la petite place raide comme la justice, imperméable aux multiples passants qui se trouvaient en ce même endroit. Elle était grave. Et cela le confortait dans son choix. Lorsqu’elle avait franchi le seuil de la vieille bâtisse il avait quittait son poste d’observation pour venir se positionner face à la porte, tendant doucement sa main vers cette poignée, fixant de son regard le blanc délavé et écaillé de la peinture de cette entrée qui n’avait pas était refaite depuis un long moment, guettant les pas, sourds, lourds, dans les escaliers. Il ouvrit la porte, croisa le regard d’Emmanuelle, et la fit entrer sans même un mot de bienvenue.
Es-tu prêt, après ces milliers d’heures à rejouer cette petite réunion privée ? Te rappelles-tu de tout ce que tu dois lui dire ? L’ordre dans lequel agencer tes arguments ? Dois-tu briser la glace de suite, ou y aller en douceur ?
Elle alla s’asseoir à l’une des chaises de la cuisine sans même se retourner. Lui en fit alors de même. Il la regarda droit dans les yeux.
– Emmanuelle, commença-t-il avant un petit soupir. Une petite hésitation.
– Emmanuelle, reprit-il, la voix plus affirmée, tu vas devoir me tuer.
La manière forte alors.