Leiga
Le livre reposait au fond de la boite que nous avions récupérée le matin même. Ce dernier me fit une impression étrange. J’étais persuadé qu’entre nos mains se trouvait peut-être un témoignage du passé, mais n’importe qui aurait pu affirmer que le bouquin venait tout juste de sortir de l’imprimerie. Si j’avais acquis toute l’expertise du technicien au fil de mes nombreuses fouilles, dans des brocantes, chez les gens, dans les vieilles bâtisses abandonnées et les endroits où la place d’un livre est plus qu’inattendue, j’avais quelque chose de plus. Cette sensibilité qui manquait cruellement selon moi aux gens qui partageaient ma passion. En dehors du fait que le livre semblait neuf et insensible aux aléas du temps, il était d’un aspect tout ce qu’il y a de plus quelconque. D’une taille relativement modeste, et d’une épaisseur d’un petit centimètre, sa couverture légèrement bleutée ne laissait apparaître aucun titre, aucun signe qui auraient pu avoir une quelconque signification. Un bleu délavé, comme si l’intention avait été de faire disparaître toute inscription. Le résultat était plus que parfait, étant donné l’état du livre.
Ma sœur me donna soudain une tape sur la tête. J’étais perdu dans mes pensées. Je savais qu’elle mourait d’envie de le toucher elle aussi. Bien des choses nous différencient, mais sûrement pas notre passion et notre sensibilité commune. Je tendais le livre, qui avait dû être l’objet de tant de convoitises, comme c’était le cas en cet instant. Ma main tremblait, pas celle de ma sœur. Sure d’elle-même, elle saisit le livre comme elle aurait récupéré un vieux torchon. Ses yeux parlaient néanmoins pour elle. Ils brillaient d’une lueur nouvelle. Si elle regardait un jour un homme avec ce regard là, ce dernier aurait du souci à se faire. « Ouvre le ! » me dit-elle soudain. Je ne prie pas la peine de la faire répéter, je saisis le livre et l’ouvrais au hasard d’une page.
Je restais un moment figé, mon œil scrutant la page de fond en comble, comme si je ne pouvais croire ce que je voyais. L’espace d’un instant, j’avais cru apercevoir quelques lignes rédigées dans un dialecte que je ne reconnaissais pas, mais instantanément, ces lettres prirent vie, se mouvant délicatement, comme si l’espace de la feuille représentait naturellement leur monde. Le plus incroyable, c’est que j’étais désormais parfaitement capable de lire les phrases qui se présentaient à moi.
J’entrepris alors de lire le texte. Je voulais que ma sœur partage ce moment en même temps que moi ; et bien que nous sachant pertinemment seuls, je ne pu m’empêcher de n’émettre qu’un léger murmure, non pas de peur qu’une personne mal avisée ne nous surprenne, mais parce que je sentais que nous avions été choisis, et que les informations que le texte allait nous révéler ne s’adressaient qu’à nous.
Voici ce que vous auriez pu entendre, si vous aviez été présent avec nous en ce jour si spécial :
L’aube ne se lèvera pas une dernière fois sur Leiga. Les rayons du soleil, encore si bas sur l’horizon, ont beau transpercer les quelques nuages de cette matinée qui paraît si tranquille, Leiga n’est plus. C’est aux dernières heures de la nuit que celle-ci fut totalement consumée. D’aucuns, parmi les survivants, rejetteront la faute sur X ; ils l’ont pourtant souhaité à la tête du conseil. X n’a pas démérité dans sa tâche, ô combien ardue, d’unifier une fois pour toutes les différentes ethnies de Leiga. Plus grand port marchand de toute la côte, Leiga n’avait jamais autant drainé d’étrangers qu’au cours des trois derniers siècles, avides de richesses, d’aventures, ou fuyant tout simplement leurs contrées peu hospitalières pour un monde meilleur. Leiga s’est alors agrandie de manière exponentielle, et cette croissance effrénée ne fut pas sans heurts. Pourtant, Leiga n’a jamais eu la réputation d’être une ville de brigands. Les gens connaissaient les endroits mal fréquentées, et les heures au cours desquelles il ne valait mieux pas s’aventurer dans certaines ruelles, sous peine de se voir retirer sa bourse, si ce n’est plus. Le phénomène n’est pas propre à Leiga, il est même le dénominateur commun de toutes les grandes villes. Les tensions entre les différents peuples ont toujours été sous-jacentes, bridées naturellement par des hommes à la poigne de fer, authentiques petits gouverneurs de leurs quartiers respectifs. Les tensions n’éclatant ainsi au grand jour qu’en de rares et désormais fameuses occasions.
C’est au cours d’une de ses rixes que je rencontrais trois individus qui allaient bouleverser le cours de ma vie…