Speedwriting #8bis – Concert

La salle n’était pas très impressionnante au premier abord. Assez grande pour accueillir un millier de personnes, on pouvait la qualifier d’intimiste, mais sa sobriété était telle qu’on avait du mal à imaginer qu’une quelconque communion eut pu déjà s’y produire entre fans et artistes. La scène proprement dite surmontait d’un petit mètre, peut-être davantage, le plancher qui devrait accueillir dans quelques heures la troupe déchaînée. Je m’imaginais au milieu de cet attroupement, un mouton parmi tant d’autres, ou plutôt tel du bétail, parqué entre la scène et la petite porte qui se refermerait peut-être dernière nous une fois les organisateurs sûrs d’avoir vendu le maximum de places possible et qui verrouilleraient la salle de peur que le flot déchainé ne s’échappe et ne se déverse en des lieux où il n’aurait rien à faire. J’ignorais combien de personnes viendraient assister au spectacle, mais j’étais sûr d’avoir entendu ça et là des rumeurs faisant état d’un chiffre bien supérieur à la capacité de la salle. Je me demandais comment je pourrais retirer du plaisir de cette orgie musicale, du haut de mon mètre soixante-dix, coincé entre une adolescente hystérique, un ersatz de Marylin Manson et bien sûr, loi de Murphy oblige, le seul double mètre de la salle qui m’interdirait toute vue de la scène. Cette dernière, dont la largeur n’excédait pas une vingtaine de mètre, était loin d’avoir revêtu ses habits de gala.

Sans doutes les vestiges d’un dernier concert, une batterie traînait nonchalamment sur le côté gauche de la scène, une cymbale crash brinquebalante. Celle-ci avait dû subir l’assaut de trop, d’une baguette, ou bien d’un de ses artistes qui, emporté par sa frénésie, vint peut-être se fracasser sur l’instrument, ce qui, tel que je me l’imaginais, devait être monnaie courante. Peut-être même un bassiste voyait-il là un moyen original d’unir sa rythmique à celle du batteur, improvisant une sonorité unique, qui ne se retrouverait pas sur l’album studio. Le charme de la scène ne consistait-il justement pas à jouer un même morceau, sans jamais le reproduire exactement, en créant, en surprenant encore et toujours ? C’est à travers ce travail d’improvisation que les musiciens entendaient apporter la preuve qu’ils venaient faire découvrir une œuvre avant de faire découvrir un artiste. En ce sens, les instruments étaient aux artistes un troisième bras, une extension de leurs corps. Dit autrement, le commun des mortels naissait amputé de ce troisième bras. Et parce que la majorité des gens était dans ce dernier cas, la première définition devait paraître plus correcte, et la formule était largement usitée. Je pouvais le comprendre, se voir amputer d’un bras n’a rien de très réjouissant. Ce genre de rassemblement était peut-être un moyen de célébrer l’être supérieur, tandis que nous tous, nous étions conscients de notre inaptitude musicale. Maintenant que j’y réfléchissais, je me sentais un peu malheureux. Je me disais que ce n’était pas très juste de la part de la vie de créer ces êtres dotés d’un talent, heureux élus, si rares. Avaient-ils seulement une idée de la chance qu’ils avaient, de cet inné qui serait de loin supérieur à tout ce qu’un être “basique” ne pourrait jamais fournir même en y jetant toute ses forces, en travaillant des années, sans relâche, sa rythmique, ses accords, la tessiture de sa voix ?

Je me sentais bouillir désormais. J’étais poursuivi, même dans ce temple de la fête où j’étais simplement venu prendre du plaisir, par mes incessantes crises existentielles et cette colère qui ne voulait pas me quitter depuis des mois. Je jetais des regards noirs aux quelques dévots qui m’entouraient, certains se massant déjà le plus près possible de la scène, comme s’ils voulaient s’imprégner de l’ambiance, prêts à se laisser bercer par cette atmosphère si particulière, enveloppe du message des prêcheurs. Ils étaient vraiment stupides, se rendaient-ils compte, qu’en plaçant ces êtres sur un piédestal, ils ne faisaient que s’abaisser eux-mêmes ? Le pire, c’était d’imaginer que je pouvais faire partie de cette masse de fidèle, ou à tout le moins que l’on pu m’y confondre. Je n’avais pourtant rien en commun avec eux. Tout juste une curiosité pour les choses nouvelles, ce goût de l’inhabituelle plus que de la belle musique, mais en aucun cas je ne vouais un culte irréfléchi, aveugle. J’étais en train d’imploser. Il fallait que je me calme. Soudain, j’aperçus un escalier, sur le côté droit de la salle, à mi-chemin entre la scène et les portes d’entrée. Celui-ci menait à une mezzanine dont l’espace devait couvrir un tiers du parterre principal. Je décidais de me jeter sur les marches que je grimpais deux à deux, et je me précipitais si rapidement, encore tout empli de cette colère, que je faillis trébucher sur la dernière marche. Je me raccrochais tout juste à la rambarde, un peu honteux, espérant que personne ne m’aurait vu.

En vérité, seules quelques personne se trouvaient là, à surplomber la scène, collés à cette fameuse rampe que je serrais encore de mes mains. Ceux-là étaient clairement un type de dévots plus fainéants. Assis en tailleurs, collés à la balustrade, ils pourraient boire et s’imprégner de la musique sans se fatiguer, avec une vue imprenable. Seule leur manquerait cette proximité avec la scène. Mais je me rendais compte, qu’ici comme partout ailleurs, tout était affaire de compromis. Essoufflé par cette brusque montée d’adrénaline, je décidais de m’asseoir à côté d’un petit groupe de trois personnes. Je me positionné comme eux, ne voulant pas trop marquer ma différence et surtout mon manque d’expérience en ce genre de lieu. Je basculais mon buste en arrière et mes mains se posaient sur le sol, bras tendus. J’essayais de me calmer, de ralentir les battements de mon cœur. J’expirais et inspirais profondément. La vue de la scène était en effet bien différente de celle que l’on avait quelques mètres plus bas. La meilleure vue possible sans aucun doute, mais je n’étais pas certain de préférer cette place à l’abri de la meute. J’avais la sensation que pour vivre le concert, pour dire que l’on y était au même titre qu’un être de cette foule, il fallait redescendre, vivre et survivre au milieu du monde, avec le monde. Nous devions partager les mêmes plaisirs et subir les mêmes contraintes. Moi qui avais pourtant horreur de me fondre dans la masse, moi qui aimait par-dessus tout mon indépendance, ne résistais pourtant pas à cette pensée contraire à ma philosophie de vie habituelle. J’étais perdu dans ces pensées, quand soudain, une voix parvint à mes oreilles :

– On n’est pas mal situé là pas vraie ?

C’était mon voisin de gauche qui m’adressait la parole, sans doute un peu intrigué par mon attitude et qui devait mesurer mon léger malaise. Il poursuivit :

– Au moins on ne rate rien. Ce n’est pas tant le chanteur qui importe, c’est le groupe en entier.

Je le regardais, mais comme je ne répondais toujours rien, il ajouta :

– Tu vois, moi ce qui m’agace, c’est que le batteur a toujours tendance à être négligé. Le chanteur au milieu, les bassistes et guitaristes à la gauche et à la droite. Et le batteur, derrière, oublié. C’est incroyable ce mépris constant.

Il s’arrêta de nouveau. Je sentais qu’il attendait une réponse de ma part, une approbation sans aucun doute de ses dires pour le moins savants. J’avais beau ne pas avoir une grande expérience de la scène, je ne pouvais m’empêcher de considérer ses paroles comme les clichés ultimes de la perception que le monde a en général du rôle de chacun dans un groupe. Mais peut-être étais-je trop sévère et mon voisin tenait simplement à user de lieux communs pour lancer la conversation. Considérant alors que l’on trouvait toujours une part de vérité en remontant à la source des clichés, je me bornais à lui répondre de manière concise et sincère :

– C’est possible. Enfin, je ne crois pas que ce soit le cas systématiquement.

Je me rappelais notamment d’un concert, plus précisément de la vidéo d’un concert – puisque j’étais plutôt spécialiste de la scène par écran interposé – où le batteur était bel et bien mis en évidence, pas exactement sur le devant de la scène, tout juste excentré, et placé de manière ad hoc sur une marche de manière à le mettre autant en évidence que les autres membres du groupe. Je pointais alors du doigt, vers la scène, la batterie malheureuse qui portait toujours sur elle les traces d’une soirée agitée.

– Regarde, lui dis-je, cette batterie m’a l’air bien mise en valeur. Et au vu de la taille de la scène, c’est plutôt encourageant.

Que j’ai eu tort ou raison à ce moment-là, peu importait. J’avais l’impression d’avoir prononcé le contraire de ce que j’aurais dû dire. Je regardais sur le visage de mon voisin l’effet de mes paroles. Il avait l’air plutôt contrarié, et j’aurais juré qu’il me regardait un peu de travers. Ses compagnons, qui n’avaient prononcé mots jusqu’ici, me regardaient de leur regard neutre.

– On n’est pas mal ici, continuais-je, mais c’est un peu frustrant d’avoir la balustrade devant soi. J’ai l’impression d’être emprisonné pour le coup !

Pour toute réponse, j’obtins non pas un, mais trois regards noirs de la part de mes éphémères compagnons, regards qu’ils accompagnaient, j’en été persuadé, de pensées bien désagréables et qui voulaient clairement dire, si je me place sur un mode de langage soutenu : « Si tu n’es pas bien ici, tu n’as qu’à redescendre et te joindre aux moutons qui paissent déjà en attendant le gros du festin ». Je ne me fis pas prier, et descendis les marches presque aussi vite que je les avais avalées lors de ma brève ascension. Je pris garde toutefois à conserver l’équilibre, car si une chute devant 3 adolescents attardés était une chose, se retrouver à terre devant tout ce petit monde qui commençait à emplir la salle en était une autre. Bien sûr, cette dernière était toujours loin d’être bondée pour le moment, auquel cas chaque âme présente dans la salle n’aurait pas l’occasion d’entamer une chute qu’elle serait soutenue par sa voisine telle deux sardines en boites. Mais à la faveur des allers et venues des curieux, et au-delà des fans qui campaient devant la scène, je sentais comme un changement d’ambiance ; une excitation presque imperceptible qui était partie de je ne sais où se promenait au milieu de la salle et se transmettait parmi le modeste public, ce qui du coup donner l’impression que ce dernier avait bel et bien augmenté depuis mon court périple dans les hauteurs de la salle.

Attentif à ce qui se passait autour de moi, je cru deviner d’où pouvait bien provenir ce changement d’atmosphère. En effet, si le public épars m’avait jusque-là semblé bien éclectique, je remarquais qu’un léger flot de personnes d’un genre bien particulier se déversait vers le côté gauche de la scène. Le flot était d’autant plus léger que parmi ces personnes, certaines ressortaient assez vite, comme si elles venaient en inspection, tâtaient l’ambiance. Ce groupe de personnes, qui clairement appartenait à un même genre musical, c’est ce que j’appelais des « métalleux ». Je ne me serais bien sûr pas amuser à les interpeller en utilisant ce mot somme toute bien caricatural. Pourtant, à les voir déambuler, parler entre eux, similaires les uns aux autres dans leurs attitudes, leurs manières de s’habiller, de se comporter, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une pointe de mépris à leur encontre. Si ce n’était pas là des caricatures de fans de musique de métal, je ne vois pas qu’est-ce d’autre qu’ils pouvaient être. Habillés en noir de la tête aux pieds, cheveux tellement noirs qu’ils viraient sur le bleu, je me demandais si les blonds avaient leur place dans cette communauté, où s’ils en étaient réduits à cacher cet honteux attribut dont la nature les avait pourvu sous une teinture. Certains arboraient un t-shirt noir uni, sans aucune marque distinctive, tandis que d’autres affichaient fièrement le nom et le motif d’un groupe fétiche. Je devais peut-être les regarder un peu trop attentivement, avec un regard mi-suspicieux mi-curieux, car l’un d’entre eux, tout en continuant sa discussion avec ses compagnons, me désigna d’un léger signe de tête. Je ne sais trop ce qu’il avait pu dire, mais tout le groupe se mit alors à rigoler d’un petit rire plutôt moqueur.

N’appréciant que moyennement le fait d’être le dindon de la farce et le sujet de conversations dont je ne pouvais pas mesurer le fond et tout juste la forme, je voulais profiter de cette occasion pour sortir de la salle et m’en aller tâter l’ambiance d’autres halls lorsque quelqu’un posa sa main sur mon épaule, sans doute l’un de ses métalleux qui voulait poursuivre sa moquerie. Je me retournais alors, et quelle ne fut pas ma surprise de contempler un visage qui m’était bien familier.

– Mickaël, m’exclamais-je ?

Je ne lui laissais pas le temps de répondre et j’enchaînais:

– Comment vas-tu ? Tu ne m’avais pas dit que tu venais assister au festival !

Un petit sourire bienveillant et un regard rieur éclairaient toujours son visage, qu’elle qu’en fut l’occasion, et celle-ci ne dérogeait pas à la règle. Il faut dire que mon air ahuri devait également y être pour quelque chose, puisque je ne m’attendais absolument pas à croiser des connaissances en ce lieu. C’est donc tout souriant qu’il prononça ses premières paroles :

– Oui, c’est un pote à moi qui m’a donné sa place, il n’a pas pu venir finalement !

– Veinard, lui dis-je ! Cela m’étonne tout de même de ta part que tu n’es pas pris le soin d’acheter ta place à temps quand moi j’y ai pris garde. C’est quand même l’événement à ne pas rater.

– Oui, mais tu sais, qu’il s’agisse de l’événement de l’année ou du petit concert de quartier, si j’assistais à tous les festivals et manifestations musicales du monde, je crois que le temps me manquerait pour faire d’autres choses.

Mon regard scrutait le fond de ses yeux pour lui arracher la vérité car je ne pouvais pas totalement croire en la sincérité de ses paroles. Il craqua alors :

– Oui ! Bon, tu as raison, honte à moi, c’est quand même l’événement ! Mais certaines choses m’avaient fait rater le coche cette année.

Je ne pouvais qu’acquiescer et je poursuivais :

– D’autres choses, comme ton groupe ? Où en sont tes recherches d’ailleurs ? Il me semble que tu étais notamment en quête d’un batteur et d’un guitariste ?

-Un bassiste plutôt, me corrigea Mickaël. Mais mes recherches n’ont pas étaient très fructueuses pour le moment.

Il regarda alors dans la direction des métalleux, et il ajouta :

– J’en ai profité pour parler avec un ou deux gars de ce groupe qui semblaient être intéressés. Il faudra voir. Autant saisir chaque opportunité qui se présente pour faire son marché, tant que je suis là !

Il héla alors une ou deux personnes du groupe que j’avais pris soin d’éviter. Je voulais alors me faire tout petit puisque je ne pouvais pas lui dire que je venais de prendre congé de ces mêmes individus ! Heureusement, ces derniers ne firent que renvoyer le salut de Mickaël. Au moins temporairement soulagé, j’en profitais pour faire ma mauvaise langue :

– Je vois que tu as encore du pain sur la planche pour te constituer le groupe de tes rêves. On ne peut pas dire que ces gars-là soient particulièrement motivés par tes plans de carrière.

En une fraction de seconde, j’avais peur d’avoir encore sorti les mots qu’il ne fallait pas. Après tout, j’accumulais les petites bourdes, non pas que cela me surpris, mais tant qu’à retrouver par hasard une connaissance d’agréable compagnie, autant ne pas tout gâcher par une remarque déplacée. Or, si cette dernière se voulait avant tout critique envers les énergumènes que j’ai déjà suffisamment évoqués, je me suis dit qu’il pourrait prendre celle-ci pour lui-même. Heureusement, mes craintes furent vite dissipées. Nullement perturbé, Mickaël sourit de plus belle :

– Parce que tu crois que j’ai un plan de carrière peut-être ?

Cette expression « plan de carrière » sembla beaucoup l’amuser, tant je l’avais prononcé avec sérieux. Il enchaîna :

– Tu as raison, c’est sans doute le problème. Sans plan de carrière, personne ne voudra de moi dans son groupe, encore moins en tant que père fondateur. C’est sans doute pour ça que j’attire plutôt les ados carpe diem.

– Ah ? Tu as fait passer quelques auditions alors ? J’imagine la scène quand la personne te téléphone : « Kikoo, c’est Lea, je kiffe grave le Metal et je suis gothique dans l’âme ».

Mickaël éclata de son petit rire :

– Tu plaisantes, mais c’était un peu ça il y a quelques jours. J’avais fait venir deux filles, deux copines en fait. Bon, elles jouaient toutes les deux de la basse, mais tu sentais que l’une était là juste parce que l’autre y était.

– Comment cela s’est passé alors ? Elles n’étaient pas d’un bon niveau ?

– Non, bien au contraire, elles étaient plutôt bonnes dans leur domaine. Cependant, je ne sais pas, le feeling ne passait pas vraiment. On les a faites jouer avec nous toute une après-midi, mais il manquait la petite flamme je crois. Finalement, le fameux plan de carrière était la source du problème à mon avis. Je ne les sentais pas trop motivées dans leur engagement envers un groupe.

– Et oui, tu as beau avoir 4 ou 5 ans de plus, c’est un saut générationnel énorme ! Tu es un vieux de la vieille désormais.

– Espèce de petit con !

L’insulte était bien sûr prononcée sur le ton de la plaisanterie, et je ne pus m’empêcher de lui rappeler qu’il était plus jeune que moi de deux années ! Il eut un air dépité, puis nous enchaînâmes sur quelques sujets sans grande importance concernant notre entourage professionnel commun.

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