Hypocrisie

En ce dimanche, X n’a pas envie de sortir de chez lui. Non pas qu’il soit trop fatigué après une semaine épuisante, puisque le travail ne fut pas spécialement prenant ces derniers jours. Non pas qu’il fasse trop mauvais, puisqu’il y a dehors un soleil magnifique, signe que le printemps s’est installé pour de bon. Non pas qu’il se soit couché trop tard ce samedi soir, puisqu’il est resté bien sagement dans son appartement à lire un bouquin et à se perdre dans les méandres du web comme il aime à le faire bien souvent. X n’a juste pas envie de sortir de chez lui aujourd’hui, alors pourquoi le ferait-t-il ? Est-ce si étrange que ça de rester chez soi par un dimanche ensoleillé ? Certainement pas, X en est persuadé. Par contre, ce qui est plus inquiétant, c’est le fait que X se pose désormais ce genre de questions. Ce dernier est bien connu de sa famille ainsi que de ses amis pour penser plus que de raison. A trop vouloir rationaliser les événements, des plus importants aux plus insignifiants, on n’en sort strictement rien, si ce n’est ce sentiment de frustration qui nous accompagne faute d’avoir obtenue les réponses que l’on souhaitait. Mais qu’est-ce que X souhaite au juste en se tourmentant de la sorte, posé à son bureau, prostré, le regard perdu sur une mappemonde qui commence à faire son âge ? X voudrait simplement se rassurer, trouver une justification à sa supposée « paresse ». Pourtant, en dépit de toutes ses analyses, la seule explication qui tienne est simplement qu’il n’y a rien d’anormal à rester chez soi. Autrement dit, autant tirer sur une mouche avec un bazooka si c’est pour aboutir à ce type de réponses. Finalement, après avoir fait un tour sur le net, regardé ses mails, et traîné sur Facebook, X se replonge dans la passionnante histoire qu’il avait laissé en plan quelques heures plus tôt.

Les semaines passent, et tout va pour le mieux dans la vie de X. S’il est une chose que X exècre plus que tout, c’est la routine. Certes, il sait bien que pour le moment, il ne peut échapper à cette dernière, surtout due à son travail, mais il n’a pas trop à se plaindre. Ce n’est pas tant son travail, plutôt plaisant et varié, que l’aspect répétitif des levées au chant du coq et des batailles de klaxon et des bousculades qui lui pèsent, et qui reviennent inlassablement à la charge, chaque matin et chaque début de soirée, quel que soit le jour de la semaine. Même les périodes de vacances scolaires ne sont plus synonymes d’une légère accalmie comme cela semblait être le cas si l’on remonte quelques années en arrière, du moins si l’on en croît les collègues de X, les vieux sages comme il se plaît à les appeler, non sans une certaine ironie. Mais X va bien. Son humeur, fortement accordé sur les saisons, est excellente. Rien de tel que la venue du printemps pour le revigorer. Dynamique comme jamais, X peut s’investir davantage dans les activités qu’il s’accorde après le boulot. Lundi soir et jeudi soir, c’est volley. Mercredi soir, c’est libre, autrement dit, généralement réservé aux petites bouffes ou aux sorties entre potes selon les cas. Enfin, mardi soir et vendredi soir, c’est séances de solfèges. C’est sans conteste l’activité dont X est le plus fier. Sa famille n’a jamais pratiqué la musique, et par conséquent, petit, X n’a jamais joué d’un instrument, si ce n’est la sacro-sainte flûte imposée durant les 4 années de collège. Il n’était d’ailleurs pas mauvais lorsqu’il se prêtait à cet exercice, mais il regrette de n’avoir pas osé aller plus loin à l’époque. Il considérait avec un certain dédain non dénué de jalousie les apprentis rockeurs qui fleurissaient au lycée. Au fond de lui, il aurait voulu faire comme eux, mais ne s’en était-il jamais donné les moyens ? X ne connaît que trop bien la réponse à cette question. Alors il prend dorénavant le taureau par les cornes. Son boulot lui plaît et paye plutôt bien, sa semaine est bien remplie et truffée d’activités extra-professionnelles, et même s’il ne s’en vante pas, il sait que ses amis et ses connaissances sont au courant. Au final, seuls ses week-ends font pâles figures et paraissent bien vides. Le seul bémol dans une vie bien remplie. X n’arrête désormais plus de se persuader que ce n’est pas le cas, qu’il n’est pas obligé de s’abreuver d’activités dites « sociales » pour passer une bonne fin de semaine. Ainsi, même si personne parmi ses proches ne lui en a jamais soufflé mot et ne lui a jamais fait de remontrance à propos de ces week-ends peu divertissants, X commence à imaginer des choses qu’il aurait pu faire, et qui paraîtrait bien aux yeux de son cercle social. Il suffit de peu de choses pour transformer sa fin de semaine en une somme d’événements palpitants. La méthode privilégiée par X, c’est celle qui consiste à inscrire un petit mot sur son profil sur Facebook, de manière à ce que ses amis, et ses connaissances, comprennent bien que X est heureux, exténué même, la faute à un week-end un peu trop actif. Au fond de lui, X se pose alors une nouvelle question. Pourquoi mentir ? Pourquoi s’inventer « une vie », même si ce n’est que pour deux jours ? Tant de questions qui commencent à le fatiguer. Son entourage a raison, qu’il arrête avec ses débats métaphysiques, ses crises existentielles, et qu’il se laisse vivre. Ce n’est pas un drame de mentir, pour la « bonne cause ». Ça ne vaut pas le coup de culpabiliser pour si peu. Et puis après tout, X en est persuadé, les autres en font autant.

La fin d’année arrive et l’été s’annonce radieux, après un mois de juin aux températures déjà caniculaires qui a vu fleurir la course aux climatisations et autres brumisateurs. X tente autant que faire se peut de rafraîchir son appartement, situé au dernier étage d’un parterre d’immeubles flambants neufs. S’il a choisi de s’installer au cinquième, c’est pour éviter les débordements de voisins un peu trop bruyants, malheureuse expérience qu’il a connu à la toute fin de ses études. En dépit d’une chaleur et d’une moiteur extrême, sans doute supérieures à celles des voisins d’en dessous, X ne regrette pas son choix. Ou du moins, tente-t-il une nouvelle fois de se convaincre. Son logement est un havre de paix toute l’année, en dehors de ce type de phénomènes météorologiques extrêmes. De plus, X est jeune et vigoureux, et la chaleur ne l’incommode pas plus que ça, au contraire, elle sied justement à son humeur. Humeur qu’il a pourtant paradoxalement en baisse ces temps-ci. X se doutait bien que quelque chose n’allait pas ces dernières semaines. La faute à cette maudite fin d’année qui le prive de ses activités préférées. Le club de volley et les compétitions ne reprendront pas avant la fin du mois de septembre. Ses cours de musiques s’achèvent aussi à un bien mauvais moment, alors qu’il progressait notablement. Certes, X vient de faire l’achat d’un piano, mais ses connaissances et son talent seront sûrement peu à même de tirer les meilleurs sons de l’instrument. Enfin, un certain nombre de ses amis partent déjà en vacances, à la mer, à la montagne, en hôtel ou en camping. X va devoir attendre le mois d’août pour faire une pause. En outre, la plupart des amis de X sont en couple et partent en couple ou entre couples. Lui, célibataire plus ou moins volontaire, connaît quelques relations rapides, mais rien de bien sérieux qui puisse durer. X se demande souvent quelle est cette étrange ironie du destin qui fait que nombre de son entourage est en relation sérieuse alors qu’il aurait plutôt l’impression qu’en moyenne, les jeunes de son âge papillonnent de relations en relations, peut-être par peur de l’engagement. Pour ne rien arranger, les messages d’amour fleurissent sur Facebook, entre « mon chérie » par ci et « mon week-end en amoureux » par là. Sans compter les photos que X ne peut s’empêcher de parcourir avec une certaine amertume.

Ils ont tous l’air tellement heureux. Lui aussi, il n’y a pas si longtemps, il respirait le bonheur. D’ailleurs, ses amis jureraient que c’est toujours le cas, X en est certain. Mais X se pose à nouveau plein de questions. Les bonnes vieilles habitudes reprennent le dessus. Était-il vraiment heureux tout ce temps ? Multiplier les activités n’a pas été désagréable pourtant. Cela lui a permis de s’aérer l’esprit et faire de nouvelles rencontres. Mais où sont-elles aujourd’hui ces nouvelles têtes ? X se rend compte de la superficialité de ce genre de relations. Ce ne sont pas ces personnes qui viendront prendre de ses nouvelles cet été. Quant à ces week-ends qu’il fallait absolument remplir, cela le rendait plus malheureux qu’autre chose. X s’en veut tellement, car finalement, personne ne lui a mis le couteau sous la gorge pour le forcer à se dépoussiérer les os. Personne en particulier du moins. Mais tout le monde en général. Ce monde qui ne vit désormais que par l’apparence qu’il donne de sa vie, une vie qui doit être conforme à la norme. Il faut être dynamique, sortir, faire des activités, avoir un cercle d’amis mais aussi un cercle de connaissances, le plus important, celui qui permet de multiplier les « Friends Request » sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux. Ce phénomène rend X totalement malade. Pour en arriver à avoir honte de passer son week-end chez soi, même en étant actif, c’est que le malaise est vraiment profond. Mais que faire contre cette vague qui emporte la société toute entière. S’en rend-t-elle seulement compte ? X se met à maudire ce nouveau culte de l’apparence, ou plutôt du succès, de sa vie professionnelle et surtout extra-professionnelle. Alors, que doit-il faire ? Comment agir et dire stop à tout cette mascarade ? X réfléchit profondément, mais le fruit de ses réflexions est succinct. S’il promet de ne plus se forcer à faire des choses pour sembler dans la norme et apparaître convenablement aux yeux des autres, il ne peut se permettre de sortir totalement de la vague qui l’emporte malgré lui. Ce serait se tirer une balle dans le pied. X va sur Facebook, tombe sur deux trois niaiseries d’amoureux et quelques photos d’une soirée où tout le monde à l’air si joyeux. Ce serait facile d’effacer son compte et d’envoyer le système se faire foutre. Mais finalement, X va faire comme tout le monde, mentir, enjoliver, faire l’hypocrite. Jouer le jeu. X s’apprête à passer un mois de juillet merveilleux, et dans quelques heures, tous ses « amis » seront au courant.